Ce soir, la lune est affreusement belle, l’on pourrait croire qu’elle s’apprête à choir sur la terre. Bellatrix se démarque de toutes les filles d’Orion par son éclat farouche et colore le ciel d’incarnat. À cause de l’affluence de personnes présentes, je me fais aussi discret que ses sœurs. Mon costume est recouvert du haillon des vagabonds. Pour dire vrai, la culpabilité ne me tourmente plus autant, j’ai fini par comprendre que les choses ne pouvaient advenir autrement. Toutefois, je me sens toujours aussi nostalgique des instants passés en sa compagnie : oui, c’est l’anniversaire du jour où Judal a donné sa vie pour sauvegarder la mienne. Lorsque j’observe tous ces bars qui s’étendent à perte de vue, je songe aux premières beuveries que j’ai faites avec lui. J’étais si jeune. Il m’a fait boire ma première goutte d’alcool avec le flacon de vinasse qu’il avait coutume d’acheter chez le marchand près de chez lui. D'aucuns refusaient de boire ce curieux nectar, ils le trouvaient seulement bon pour se laver les mains.

Certes, ce militaire n’avait pas un palais très sophistiqué et puis, il faut dire qu’il n’était pas très regardant : la simplicité était ce qui le caractérisait amplement et c’était pour cela qu’il était aimé de tous. Pourtant, je trouvais que ce vin aromatique était délicieux et sucré, et il ne m’avait pas fallu plus de deux ou trois verres pour que je sois totalement étourdi. Tandis que Nora me dissuadait de continuer de boire avec une inquiétude maternelle, lui se moquait de moi en me traitant d’enfant chétif. Quelques années plus tard, j’en avais acheté et il m’avait semblé amer ; peut-être que la douceur de cet alcool provenait de l’insouciance du moment, je ne sais. Il me faudra retourner au pays pour fleurir son tombeau. Chaque année, le même rituel, la même prière et les mêmes larmes.

Trêve de réminiscences. J’étais venu sur cette île pour faire escale et me reposer un peu. Cela fait plus d’un mois que je suis sur la piste d’un informateur qui pourrait me conduire à des ponéglyphes. Je n’ai pas vraiment eu le temps de me divertir, alors une fois de temps en temps, ce n’est pas dramatique. Une auberge au loin me semble convenable, elle n’est pas particulièrement luxueuse, ni même trop modeste.

L’ambiance y est chaleureuse, l’on voit que chacun prend beaucoup de plaisir aux festivités sans trop abuser de l’ivresse. Certains chantent en chœur des airs locaux, d’autres dansent en suivant le rythme. Cela me rappelle de bons souvenirs et mon choix de boisson s’est vite orienté vers un vin à la robe sombre et écarlate. Il est plutôt aérien malgré la noirceur du liquide. Laissez-moi le déguster. Ainsi, accoudé au comptoir et le verre à la main, j’observe les musiciens et une jeune brune à frange se démarque avec son instrument original. Je m'avance vers la tourbe d'admirateurs qui s'est formée autour de sa table, je me fonds dans le décor et j'écoute cette mélodie étrange. Elle ne doit pas être d’ici non plus, son style vestimentaire et musical sort du tableau d’ensemble que j’ai contemplé jusqu’à maintenant. Peut-être qu’elle voyage tout comme moi, au petit bonheur la chance, et comme beaucoup de pirates. Je souris et je porte la coupe de vin à mes lèvres. À la tienne, musicienne à la longue chevelure ébène !
   

 Pendant un instant, il m’a semblé que le monde autour de cette joueuse de guzheng n’existait plus. En effet, son visage exprime un tel enthousiasme que l’on dirait qu’elle est possédée par un génie maléfique. Curieuse inspiration. Le tempo du morceau s’est diablement enjoué. Et habile de ses doigts longs et effilés, elle les fait glisser sur les cordes avec une dextérité exceptionnelle. Cela m’amuse beaucoup et je ne suis, parait-il, pas le seul ici à être diverti. Au fur et à mesure, la foule grossit et devient plus impressionnante. Ce jeu d’acharné fait son effet, puisque les buveurs sont tous agités par la musique. Les gens dansent en essayant d’être dans les temps. Ce qui n’est pas une mince affaire, si l’on considère l’ardeur du rythme. Puis, elle s’est interrompue et les applaudissent fusent. Cette musicienne s’est rendu compte qu’elle était devenue l’objet de notre attention. Elle devait certainement converser avec les différentes muses de la musique et recevoir directement leur bénédiction. Une manière de tenir la guitare de cette façon n’est pas celui d’un amateur, ne croyez pas que je me moque.

Puis, je l’ai vu disparaître au cœur de cette houle humaine. Je tente de la retrouver du regard, mais elle m’a trouvé le premier en me heurtant par inadvertance. Mon vêtement de fortune est désormais tâché de ce vin que je trouvais fort délicat. Elle s’approche pour m’articuler une phrase inaudible avec un léger sourire qui ne me semble pas sincère. Elle n’a pas l’air navré de son geste. Je ne pense pas que nous pouvons nous entendre avec le bruit, mais j’ai bien envie d’échanger avec elle sur la raison d’une telle présence ici. Sa maladresse m’a donné un prétexte. Je la prends par le bras et je l’amène à l’écart de cette foule. Il y a trois ou quatre jeunes hommes qui nous barrent la route. Ils veulent la féliciter pour sa prestation. Je fais signe de nous laisser passer, mais il y en a deux plus récalcitrants qui ne veulent pas bouger avant d’avoir eu leur quart d’heure d’attention. Cependant, ils ne font pas le poids contre moi, ils sont légèrement plus petits et ils n’ont pas l’air d’être très dégourdis ; je me fraye un chemin de force, ma main glisse sur le poignet de la demoiselle et je la tire sans trop forcer ayant déjà bousculé les deux freluquets.

Au fond de la taverne se trouve un coin plus calme, nous y allons. J’affiche une expression de consternation mêlée de curiosité, car je veux qu’elle croie que son geste m’a affecté et que je cherche à avoir un quelconque dédommagement, mais en réalité, c’est ma manière d’engager la discussion. À vue d’œil, elle me semble venir d’un pays lointain comme celui des Wa. D’où vient-elle vraiment ? Peut-elle m’aider dans mes recherches ? Assez réfléchi, je lui dis ces quelques mots : « Je me retrouve dans une drôle de situation par votre faute. Comment allez-vous m’aider à résoudre ce problème ? Mon mantelet est totalement trempé. » Ensuite, je m’assois sur une chaise, je dépose mon manteau sur la table et je sors un paquet de cartes de mon pantalon. En attendant sa réponse, je mélange les cartes et je place toute ma concentration dans une exécution méthodique de mon geste. Les cartes que l’on tire au hasard nous donnent souvent un indice sur l’orientation de notre destinée : serons-nous chanceux ? Qui sait, les astres nous le diront.