Certains affrontements, certaines situations m'ont mené à reconsidérer ma force en permanence, non sans parfois frôler le doute. Malgré cette combinaison de capacités, de force physique et mentale, je ne pouvais m'empêcher de trouver le sommeil particulièrement difficile à dompter. Je ne dormais que très peu depuis plus de vingt ans, la faute à ces souvenirs qui revenaient me hanter sitôt les yeux fermés. Même afficher un tempérament positif, humoristique, ou m'occuper l'esprit avec autre chose ne pouvait pas chasser ces démons, qui finissaient inéluctablement par revenir, dominer mon âme, et fatalement mon corps.
J'adorais mon métier, ce qui me permettait de développer cette intelligence,
d'être vraiment utile et de pouvoir, mine de rien, acquérir des compétences me permettant de réaliser mes objectifs, mon rêve ultime. Quand par moments Eilynn se hasardait à venir dans mon laboratoire, à voir tous ces composants flotter et interchanger leurs positions respectives pour constituer un tout, je pouvais lire dans ses yeux un certain respect envers ma qualité d'ingénieur. J'étais assez confiant quant à cette affirmation, car même mon ton respirait la fierté quand j'en parlais, et mes créations étaient devenues de véritables prix, des outils prisés par beaucoup, ce qui ne manquait pas d'attiser un peu plus mon égo.
De toutes ces créations, celle dont j'étais le moins satisfait, celle que je trouvais la plus disgracieuse et qui me donnait ces fameux cauchemars, c'était bien moi. Oui, en tant qu'homme amélioré, et il faut mettre de gros guillemets à ce mot, par des atouts cybernétiques, on pouvait me considérer tout aussi artificiel que ce que je concevais. Et bien que je ne trouvais aucune supériorité à ce que j'étais devenu, la simple pensée qu'une partie de mon humanité m'a potentiellement été volée me met dans tous mes états, me faisant parfois même détruire ce que j'avais mis des mois à créer.
Alors, dans cet élan de rage, je me battais contre des ennemis invisibles, cherchant à gratter ma peau à m'en faire saigner. Comme pour me débarrasser de cette façade métallique, de ce squelette inhumain, et de cette apparence que je méprisais malgré moi, je me blessais à m'en rendre fou. Je hurlais, j'étais en sang, mais je n'avais pas mal. Pas physiquement, en tout cas. Et dans la réalisation que je pouvais devenir un robot, à la solde de quelqu'un, privé de ma volonté, je choisissais encore la mort. Hors de question de me faire manipuler, et face à ce miroir qui dévoilait une créature de Frankenstein des plus comiques, me voilà horrifié par ce que je venais de voir.
« Qui ... Qui es-tu ? Comment as-tu pu me trouver ? Qu'est-ce que tu es, au juste ? » fis-je, paniqué à ce qui me faisait face à cet instant.
De pathétiques questions qui, en temps normal, ne seraient jamais sorties de ma bouche. Le bizarre, le surhumain, j'adorais ça. Cela me rendait heureux comme un enfant, de voir quelque chose que je n'avais jamais rencontré auparavant, mais à ce moment-là, j'étais dans un état second. Mais aussi, et surtout, parce qu'au fond de moi, je connaissais probablement la réponse à ces questions, mais que je refusais d'en admettre les réponses. Si j'avais raison,
et j'avais raison, qu'est ce qui me laisserait revenir en arrière, et comment en étais-je arrivé là ?
Cheveux noirs, musculature surdéveloppée et, toujours, cet air narquois qui me caractérisait. Dans le miroir brisé par ma colère temporaire, je distinguais néanmoins clairement les traits qui composaient le visage, puis l'apparence globale de cette némésis. Etais-je devenu fou ? Possible, mais j'avais encore mal. Peut-être que j'étais mort, ou dans un état de transe tel que je ne distinguais plus le réel du virtuel. Après tout, on a déjà vu des gens expérimenter des EMI et continuer à vivre des moments aussi réels que possible. Peut-être que j'en étais arrivé à ce point-là.
« Mais, je suis moi. Tu es moi, Taka. » avais-je l'impression de voir, en guise de réponse, en face de moi.
À quoi avais-je affaire, sérieusement ? C'était une nouvelle forme, ou un nouvel être ?
